La Fraternelle, une histoire d'harmonie.
Par Marc Gainon, musicien et secrétaire de l’orchestre
À l’historien amateur ou d’occasion chargé de rédiger l’histoire d’une institution aussi ancienne et aussi localement célèbre que celle de l’orchestre d’harmonie de la ville de Caen, deux questions se posent d’emblée : celle de l’origine et celles des sources. Il se doit d’y apporter une réponse dès le début de son travail.
Pour l’origine, il nous est apparu évident que commencer par l’acte de naissance de cet orchestre ne sera pas suffisant. Le 27 novembre 1884, le préfet du Calvados valide les statuts de cette nouvelle association fondée avec enthousiasme le mois précédent en officialisant son nom de baptême choisi par ses créateurs. « La Fraternelle », tel est le nom de cette nouvelle formation, est un beau bébé riche des promesses humanistes que porte son nom – qui pourrait paraître suranné aujourd’hui –, à une époque où les idéaux quasi mystiques de la Troisième république confèrent à la culture, y compris musicale, la mission de contribuer à l’édification morale des classes laborieuses, et par là même le moyen de rendre la société plus harmonieuse, plus paisible, plus « fraternelle », en somme.
Mais il va de soi que cet orchestre, comme son nom, n’est pas venu au monde ex nihilo, et qu’il convient de remonter plus avant dans le passé pour rendre compte de sa genèse, au moins à l’époque où la pratique musicale amateur s’est structurée dans les villes de province en organisations humaines au milieu du XVIIIe siècle.
De ce fait, notre parcours se fera en deux étapes : la première nous conduira de l’Ancien Régime à 1884, date de naissance de la Fraternelle, et la seconde de 1884 à nos jours.
Les sources, que nous avons abondamment pillées, suivront ce même parcours. Pour la première étape, nous nous référerons presque exclusivement à la précieuse thèse de doctorat du musicologue Étienne Jardin, Le conservatoire et la ville, les écoles de musique de Besançon, Caen, Rennes, Roubaix et Saint-Étienne au XIXe siècle, soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en novembre 2006, et pour la deuxième étape, nous utiliserons l’historique précédemment composé par nos prédécesseurs afin de présenter l’orchestre sur le site Internet qui a existé avant celui-ci : ils se sont appuyés eux-mêmes sur les archives de l’orchestre, sur celles de la presse locale et régionale, et sur leurs souvenirs personnels.
Sous l’Ancien Régime, au cours du XVIIIe siècle, la bourgeoise urbaine éclairée montre un intérêt grandissant pour la pratique de la musique et les concerts publics, aussi bien à Paris qu’en province, et s’efforce de leur donner une existence institutionnelle. C’est ainsi que la plupart des villes françaises se dotent d’académies de musique, d’orchestres locaux formés le plus souvent d’amateurs éclairés. La ville de Caen s’inscrit dans cette tendance et crée dès 1740 une société musicale de cette nature, dont les membres, hommes et femmes, appartiennent à la haute société caennaise. Même si les historiens ont eu parfois cette fâcheuse propension à lire les événements du passé comme annonciateurs des événements futurs, on ne peut s’empêcher de suivre cette tendance et de voir dans cet orchestre d’amateurs de 1740 l’ancêtre lointain de notre Fraternelle.
Avec la Révolution, tout est bouleversé, y compris la vie musicale, à Paris comme en province. Les classes aisées fuient les villes, les sociétés musicales malmenées périclitent, censurées par le régime de la Terreur qui les accuse de jouer des musiques « royalistes ». Le pouvoir révolutionnaire les remplace par de petits orchestres rattachés à la garde nationale pour animer les fêtes révolutionnaires. C’est le cas à Caen : le 14 juillet 1790, un petit orchestre révolutionnaire récemment constitué accompagne la fête de la Fédération. Le succès ayant été très limité, la municipalité songe à dissoudre cette société musicale dès le mois de septembre de l’année suivante. Mais elle renonce finalement à ce projet : rendu nécessaire par la multiplication des fêtes révolutionnaires, l’orchestre prend de l’importance. La ville le soutient financièrement en augmentant les gages des musiciens dont la présence lors des fêtes révolutionnaires est obligatoire. En 1795, un arrêté municipal prévoit trois jours d’emprisonnement pour les musiciens qui refuseraient de jouer à la fête commémorant l’exécution de Louis XVI. Par la suite, l’orchestre de la garde nationale caennaise survivra à la Révolution et servira à la célébration des fêtes municipales.
Dès 1799, à Caen, on revient à une vie musicale proche ce que l’on a connu au début du siècle, avec le retour de l’aristocratie dans les villes, les académies de musiques et les concerts de salon, ainsi que l’émergence de musiciens de renom, dont un certain Jacques Sosson, ancien maire de Caen devenu professeur de harpe. En 1826 est fondée à Caen une société savante, la Société Philharmonique du Calvados, qui a pour but de cultiver l’art musical et d’en répandre le goût. Parallèlement, les orchestres nés de la Révolution ont tout loisir de continuer leurs activités, comme l’orchestre de la garde nationale caennaise.
Cependant, dès le Premier Empire, et surtout pendant la Restauration, l’élite aristocratique cède progressivement la place aux autorités municipales dans son rôle d’encadrement de la vie musicale locale, ce qui aboutira le 15 juillet 1835, en pleine Monarchie de Juillet, à la création d’une école municipale de musique portant le nom de « Conservatoire de musique », qui prit la suite de l’école de la Société Philharmonique du Calvados : c’est l’acte de naissance de notre conservatoire actuel.
Il faut préciser que la période est particulièrement propice au développement de la pratique musicale dans les milieux populaires. À partir des années 1830, pour des raisons politiques et morales, on encourage l’enseignement de la musique dans les écoles, on favorise la création des orphéons (chorales d’hommes), des fanfares et des harmonies, pensant contribuer par là à l’édification des classes populaires par de saines occupations susceptibles d’élever l’esprit. En 1834, un certain Joseph-François Porte, homme de lettres local abondamment cité par Étienne Jardin, écrit un mémoire pour répondre à un concours organisé par la Société philharmonique du Calvados afin de favoriser le goût de la musique. En 1835, il publie chez Poisson, un éditeur caennais, son mémoire intitulé : Des moyens de propager le goût de la musique en France et particulièrement dans les départements de l’Ancienne Normandie, dans lequel il défend cette théorie et propose tout un programme éducatif fondé sur l’enseignement de la musique, le développement des sociétés orphéoniques et harmoniques.
Cette politique aboutit en 1850, sous le mandat municipal de François-Gabriel Bertrand, à la création de la Musique municipale de Caen, issue de l’orchestre de la garde nationale créé sous la Révolution. Cette nouvelle Musique municipale est l’ancêtre direct de notre Fraternelle ; elle est en lien avec le conservatoire, et joue, avec d’autres petits orchestres fondés sur le même modèle, « le rôle de diffusion d’une musique morale et d’occupation du temps de loisir pour les classes moyennes et les ouvriers. » (Étienne Jardin, thèse citée en introduction, p. 269). L’orchestre composé principalement de musiciens amateurs, accompagne les cérémonies officielles, et se développera avec l’ouverture des classes d’instruments à vent au conservatoire.
Il poursuit ainsi ses activités jusqu’en 1884, année de grands bouleversements nationaux et locaux : on assiste à la réforme du pouvoir municipal (le maire est désormais élu au suffrage universel masculin), à la nationalisation des conservatoires (dont celui de Caen) et à la centralisation en matière de politique artistique et musicale. Au plan local, des manifestations ouvrières et une épidémie de choléra contribuent à renforcer ce climat de crise, qui aura pour effet collatéral la dissolution de la musique municipale née trente-quatre ans plus tôt.
Refusant cette issue tragique, dès le mois d’octobre, vingt-cinq musiciens se réunissent alors au Café du Centre, rue Saint-Pierre et créent une nouvelle formation à laquelle ils donnent le nom de « Fraternelle ». Durant le XIXe siècle finissant et pendant la Belle époque, forte des idéaux que son nom lui confère, la Fraternelle fait applaudir ses cent-vingt-cinq musiciens chaque vendredi, de mai à septembre, affichant son programme dès le matin comme le rappelle Édouard Tribouillard dans Le vieux Caen d’autrefois.
Ainsi, dans la période qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, les mélomanes viennent applaudir les solistes dans des fantaisies d’opéras, des opérettes et les fameuses polkas pour piston où brillait le trompettiste et chef d’orchestre François Bellis, professeur au conservatoire, qui conduira l’orchestre d’harmonie, classée en troisième division depuis 1885, en division d’honneur au concours de Mâcon en 1956.
Après la Seconde Guerre mondiale, les concerts reprennent comme par le passé place de la République, dans le kiosque construit au milieu du « village nègre », dénomination métaphorique du centre commercial provisoire constitué de baraquements de bois imitant les cases des villages africains. Le kiosque sera démoli en 1959, mais il contribua à sa manière au succès et à la réputation de la Fraternelle.
On entre à cette époque dans une période faste pour la vie culturelle caennaise et donc pour l’orchestre, dont le répertoire s’enrichit et se diversifie avec l’amélioration de son niveau. De jeunes solistes s’y produisent, y affirment leur talent, et poursuivent leur carrière dans de grandes formations nationales.
L’orchestre a alors l’occasion de donner des concerts prestigieux, et de participer à des festivals et des concours nationaux ou internationaux, à Jersey, à Würzburg, au concours international de Gouda, aux Pays-Bas, en 1953, à celui de Mâcon en 1956 – nous en avons parlé. L’année suivante, en 1957, elle participe à un gala donné à l’opéra d’Alger et obtient le rare privilège de se produire dans le parc du château de Versailles. En 1958 elle donne une audition à la cathédrale de Chartres et un concert dans le jardin public de cette même ville. Le 5 juin 1965, elle est consacrée « meilleure harmonie européenne » au concours de Lorient patronné par l’Unesco. Quelques années plus tard, elle aura le grand honneur d’accueillir Maurice André, pour un concert mémorable au cours duquel elle accompagnera le maître mondial de la trompette dans plusieurs concertos célèbres.
Au début du XXe siècle, on retiendra le nom d’Émile Clérisse, à l’origine de la fédération musicale de France, puis celui de son fils André, tué lors d’un bombardement la nuit du 6 juin 1944.
On se souviendra également de François Bellis, déjà nommé, qui dirigea l’orchestre jusqu’en 1969 et passa la baguette à son fils André, professeur de trompette au conservatoire comme son père. Il présida aux destinées de la Fraternelle jusqu’en 1990. Jean-Pierre Antoine, professeur de clarinette au conservatoire, prit sa succession jusqu’en 1999, et rompit avec la tradition qui voulait que les chefs de la Fraternelle soient toujours choisis parmi les professeurs du conservatoire, en demandant à Philippe Favresse de lui succéder. Philippe Favresse, l’un de ses anciens élèves, était professeur de clarinette à l’école de musique de Bayeux, dont il devint directeur trois ans plus tard. Il assura la direction de la Fraternelle de main de maître, et en octobre 2014, à l’occasion d’un concert donné en l’église de Villers-sur-Mer, il confia la baguette et les destinées de l’orchestre à Vincent Plékan, professeur de saxophone reconnu dans toute la région, qui en assure toujours la direction, lors des concerts bien sûr, mais aussi lors des répétitions hebdomadaires du lundi.
La Fraternelle se plaît à aborder toutes les formes de musiques, tous les styles, toutes les époques.
Lors de sa jeunesse, avant la Première Guerre mondiale, dans les concerts en plein air, elle jouait volontiers des pas redoublés, se souvenant peut-être de ses origines : l’orchestre de la garde nationale sous la Révolution, la Musique municipale ensuite. Mais sous le kiosque de la place de la République, on diversifia rapidement le répertoire pour proposer au public des polkas, des mazurkas ou des valses, avant de s’orienter vers des œuvres plus ambitieuses : symphonies arrangées pour orchestres d’harmonie, marches et ouvertures célèbres : on peut donner à titre d’exemples la Marche de Radetsky, de Johann Strauss, l’ouverture de l’opéra de Giuseppe Verdi Aïda, celle de Tannhäuser de Richard Wagner ou la Symphonie de Nouveau Monde d’Antonín Dvořák. Ces dernières années, le répertoire s’est encore étendu à des compositeurs plus récents comme George Gershwin, avec Un Américain à Paris ou encore la Rhapsody in blue, avec Avgust Antonov en soliste invité, ou comme Maurice Ravel avec le Boléro, mais aussi des œuvres plus contemporaines, des musiques de films ou de comédies musicales comme West Side Story, de Leonard Berstein.
Au cours de toutes ces années, l’harmonie a également eu beaucoup de joie à interpréter des œuvres écrites spécialement pour elle par des compositeurs de qualité comme Serge Lancen, Roger Boutry (prix de Rome), Raymond Alessandrini, Thierry Muller, ou même Denis Mauger, l’un de nos anciens musiciens clarinettiste devenu talentueux compositeur amateur.
Depuis quelques années, elle opte pour des concerts avec soliste invité, comme ce fut le cas naguère pour Maurice André ou plus récemment pour Avgust Antonov, ou encore des concerts à thème qui, par la cohérence et l’unité de leur programmation, séduisent de plus en plus le public ; on peut citer « Les figures féminines dans la musique », « Les musiques de légendes », « Les musiques de danse » ou encore « Les musiques du monde merveilleux de Walt Disney ».
Fidèle à ses origines et à la philosophie qui a guidé les promoteurs de la pratique musicale dans les classes moyennes et populaires à l’époque de la Monarchie de Juillet comme Joseph-François Porte, La Fraternelle a toujours ardemment défendu – et défend toujours – les valeurs qui l’ont fondée, des valeurs humanistes qui élèvent l’âme.
Il s’agit tout d’abord pour elle d’offrir au public une musique de qualité, qui satisfasse les mélomanes, et qui permette à un public moins averti de s’initier à des œuvres qu’il n’est pas nécessairement habitué à entendre, et de les apprécier.
Il s’agit ensuite de permettre aux musiciens amateurs issus du conservatoire ou des écoles de musique de pratiquer leur instrument dans une formation de qualité dans une ambiance chaleureuse.
Il s’agit enfin de permettre aux jeunes musiciens encore en formation de trouver dans cet orchestre le moyen de poursuivre leur formation par la pratique collective avant de s’engager dans une carrière de musicien professionnel.
Lorsque ces trois objectifs sont atteints, l’on peut affirmer que la Fraternelle a pleinement réussi sa mission, mais que cette mission, jamais achevée, doit être sans cesse remise sur le métier. À ce prix, la Fraternelle devient alors vraiment « fraternelle », et ceux qui l’ont autrefois côtoyée, fréquentée, aimée, s’en souviennent comme on se souvient d’une famille. Puissent ceux qui aujourd’hui la côtoient, la fréquentent et l’aiment s’en souvenir plus tard aussi comme d’une famille, à l’instar de leurs devanciers.
Nous pouvons ici, pour terminer, donner quelques témoignages illustres de cet attachement à la Fraternelle, comme celui, par exemple de Jacques Lancelot, clarinettiste célèbre mondialement reconnu, et à la carrière prestigieuse. On peut lire dans un article du journal de la Confédération Musicale de France paru l’année de son décès en 2009 et signé par Guy Dangain, autre clarinettiste célèbre, que Jacques Lancelot, ancien élève du conservatoire de Caen dans la classe de Fernand Blachet, et premier prix du conservatoire de Paris, « prenait grand plaisir à retrouver les musiciens de l’orchestre d’harmonie La Fraternelle de Caen, là où il a fait ses débuts ».
On peut aussi évoquer Pierre Dutot, décédé en 2021, professeur de trompette au conservatoire national de musique de Lyon puis à Bordeaux, qui aimait revenir jouer de temps en temps avec la Fraternelle.
On pourrait enfin parler d’un jeune homme, lui aussi issu de la classe de Fernand Blachet à qui il a succédé comme professeur au conservatoire de Caen, premier prix de Paris de clarinette, ancien musicien de la Garde Républicaine, ancien directeur de l’orchestre, qui, à l’âge de la maturité et de la retraite, a rejoint les rangs de son orchestre d’affection pour y jouer la petite clarinette. Tous les clarinettistes de la région qui sont passés dans sa classe auront reconnu avec émotion Jean-Pierre Antoine et ont plaisir à le retrouver quand ils viennent à la Fraternelle.
Aujourd’hui, à l’aube de ses 141 ans, La Fraternelle poursuit ses activités avec ardeur, assure la totalité des cérémonies officielles de la ville de Caen, propose avec une régularité jamais prise en défaut deux grands concerts annuels au grand auditorium du conservatoire, s’efforce de conquérir de nouveaux publics plus jeunes, plus diversifiés, de renouveler son répertoire, de recruter de nouveaux musiciens, de se produire dans d’autres villes normandes.
La Fraternelle, souvent désignée par son petit nom, « La Frat’ », devenu appellation officielle cette année, a de beaux jours devant elle. Souhaitons-lui longue vie !
Rédigé à Villons-les-Buissons, près de Caen, en ce mois d’août 2025